contexte

L’école de philosophie d’Epineuil

dans le contexte du post-consumérisme

et de la post-mondialisation

La planète entière connait aujourd’hui une crise économique, politique, morale et spirituelle d’ampleur historique et sans précédent. Trois ans après l’effondrement du système des subprimes et le processus destructeur qu’il a déclenché, il est devenu évident que le modèle industriel consumériste est arrivé à son terme .

Fondé sur l’opposition fonctionnelle entre producteurs et consommateurs, ce modèle s’était établi au début du XXè siècle aux Etats-Unis d’Amérique, inspiré à la fois par un entrepreneur, Henry Ford, un économiste, Joseph Schumpeter, et le concepteur des public relations dont les principes constitueront plus tard la base du marketing, Edward Bernays.

Après la deuxième guerre mondiale, le modèle consumériste s’est étendu à l’Europe Occidentale – notamment à travers le plan Marshal. Et il s’est finalement imposé au monde entier dans les trois dernières décennies – ce que l’on a appelé la mondialisation. Mais au début du XXIè siècle, il a rencontré ses limites.

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Cependant, une autre société industrielle tente de se mettre en place depuis que le réseau internet est devenu accessible à tous (1992). Dans cette nouvelle forme de société, que nous appelons la société réticulaire, et où nous pensons qu’un nouveau modèle industriel se met en place, le rôle des externalités positives (c’est à dire des activités sociales productrices de valeurs économiques non monératisées) devient de plus en plus important sur le plan économique aussi bien que dans la reconfiguration des relations sociales et politiques.

C’est ainsi qu’émerge une économie de la contribution – dont l’économie du logiciel libre est un paradigme précurseur. Fondée sur les réseaux numériques et le protocole TCP-IP, dont la pratique s’est planétarisée en moins de vingt ans avec la technologie du world wide web, cette société réticulaire constitue en effet un espace relationnel où il n’y a plus des producteurs d’un côté et des consommateurs de l’autre, mais où tous les acteurs sont devenus des contributeurs.

Dans la société réticulaire, où la relation devient cruciale, et qui est dominée par les technologies relationnelles – dont les « réseaux sociaux » sont l’illustration la plus visible, sinon la plus signifiante – , les serveurs distribués se substituent aux émetteurs, aux centraux téléphoniques, aux centrales d’achats, cependant que les smarts grids sont en passe de rendre caduques les centrales énergétiques.

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L’économie post-consumériste de la contribution qui émerge dans la société réticulaire ouvre également l’ère de la post-mondialisation. La post-mondialisation n’est pas la fin du processus de planétarisation des relations économiques, politiques, scientifiques, technologiques, culturelles et sociales : c’est au contraire le début d’une nouvelle ère de la planétarisation – fondée sur la reconstitution réticulaire des localités et des territorialités, c’est à dire sur leur mise en réseaux à travers les technologies relationnelles.

Car à la différence des réseaux hertziens fondés sur les émetteurs et les plans de fréquences que monopolisaient les industries de programmes (radios et télévisions), et qui court-circuitaient la vie des territoires, les réseaux numériques, agrégeant des serveurs, et connectant à travers eux des terminaux personnels protéiformes (ordinateurs, téléphones mobiles, smartphones, tablettes), sont territorialisés, et permettent la reconstitution d’une sociabilité territoriale ouverte aux lointains. Ils offrent en cela aux collectivités locales et régionales des opportunités tout à fait inédites de développements économiques et sociaux.

C’est dans ce contexte que depuis deux ans, Ars Industrialis a engagé en France des initiatives locales et régionales (avec Nantes Métropole, la Région Nord-Pas-de-Calais et la Région Ile-de-France) qui tirent parti des possibilités de reterritorialisation ouvertes par les technologies numériques.

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Les technologies numériques, comme toutes les technologies, sont autant des poisons que des remèdes. C’est ainsi que la pathologie du déficit attentionnel (attention deficit disorder) est souvent aggravée par les technologies numériques lorsque celles-ci sont socialisées exclusivement selon les modèles du marketing – qui s’est emparé des potentialités de la société réticulaire sans attendre que les puissances publiques lui en donnent l’autorisation. C’est ainsi que les digital natives, c’est à dire les générations nées après l’apparition du web, paraissent souvent bien plus hyper-consuméristes qu’actrices d’un nouveau modèle industriel fondé sur la contribution.

Cet état de fait relève de ce qu’Ars Industrialis, reprenant un discours de Platon à propos de l’écriture, appelle le caractère « pharmacologique » de ces technologies. Dans l’Antiquité grecque, à l’époque de Périclès, de Socrate et de Sophocle, c’est à dire au Vè siècle avant notre ère, l’écriture – qui rendit possible au VIIè siècle le droit profane et accessible à tous, c’est à dire la cité grecque et la citoyenneté –, devient entre les mains des Sophistes un moyen de manipulation de l’opinion publique. L’écriture est à la fois un remède et un poison : un « pharmakon ».

C’est de la même manière que les technologies d’information et de communication – analogiques ou numériques – doivent être dites « pharmacologiques ». Elles posent en cela un problème d’écologie relationnelle, qui constitue l’enjeu des technologies culturelles et cognitives numériques en tant qu’elles peuvent être appréhendées aussi bien comme technologies de l’esprit au service d’une nouvelle forme de civilisation que comme technologies de contrôle comportemental par la traçabilité, la captation destructrice de l’attention, et finalement, la généralisation des comportements grégaires.

Avec la numérisation, la prégnance des technologies relationnelles sur les esprits individuels aussi bien que sur les collectivités tend à devenir hégémonique. C’est si vrai que le dispositif éducatif que formaient l’institution familiale et l’institution scolaire s’en trouve profondément déstabilisé et menacé. La démocratie elle-même, telle qu’elle repose sur l’éducation, pâtit gravement de ces mutations.

Cependant, cet état de fait est essentiellement lié à une incapacité des sphères économiques et politiques à penser le nouveau monde qui émerge sur les ruines du précédent. Ou plus précisément, il résulte de la résistance que le modèle antérieur oppose à la transformation en cours – car il est évident que toutes sortes de rentes de situation sont menacées par le dépérissement du consumérisme et de l’époque de la mondialisation qui résulta de la planétarisation du mode de vie américain.

Or, s’il est à présent largement admis que le XXIè siècle pourrait connaître des menaces extrêmes concernant l’espèce humaine du fait de la combinaison de facteurs tels que la démographie, la toxicité physique et mentale, l’épuisement des sources énergétiques traditionnelles, de l’air, de l’eau, des terres cultivables, etc., ces immenses questions écologiques ne trouveront aucune réponse sans que soit mise en œuvre une écologie de l’esprit fondée et une écologie relationnelle – qui reconstituent un projet politique fondé sur la responsabilité retrouvée de chacun, et par chacun à sa place.

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Nécessitant l’élaboration d’une nouvelle économie politique, de telles questions ne pourront être affrontées que si des modèles nouveaux et originaux se développent au niveau territorial, reposant sur l’appropriation réfléchie des technologies relationnelles et de la société réticulaire par les acteurs locaux, et non sur la réplication stérilisante de « bonnes pratiques » préconisées par un bench marking qui consiste toujours plus ou moins à adapter les comportements individuels et collectifs aux prescriptions du marketing.

Il n’y a aucune possibilité de s’isoler du devenir induit par la généralisation des technologies numériques, et la seule façon de lutter contre les effets toxiques de ces développements récents de la société industrielle est de repenser l’avenir économique et politique dans sa globalité en fonction des spécificités de ce nouveau remède qu’est le « pharmakon » numérique, et en luttant contre ses aspects empoisonnants.

Le projet de l’école d’Epineuil  est de contribuer à cette réflexion au niveau territorial, en étroite relation avec la vie des habitants d’une région, mais aussi en ouvrant cette région à la fois à des relations de très haute qualité avec des chercheurs venus de tous les continents, et à des questions qui sont propres à notre temps, mais qui trouvent leurs premières formulations dès l’époque grecque dans la philosophie, et que l’on ne peut ignorer face aux défis du XXIè siècle.

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La crise provoquée par le pharmakon de l’écriture lorsque les Sophistes s’en emparent est aussi celle du désir des citoyens grecs. Et s’il est vrai que le consumérisme conçu aux Etats-Unis repose sur une organisation et une exploitation du désir qu’il s’agit de détourner vers les marchandises par le biais des industries culturelles – ce qui est pensé par Bernays, qui est aussi le neveu de Freud, comme american way of life, mais ce qui conduit vers la fin du XXè siècle à la destruction de ce que Freud lui-même décrivait comme une « économie libidinale » – , en Grèce comme dans le monde contemporain, c’est le rapport entre le pharmakon et le désir qui est en jeu.

Chacun sait que Socrate définit la philosophie comme amour du savoir, c’est à dire comme désir. Et chacun sait aussi que cependant, le savoir n’est le fruit du logos, c’est à dire de la pensée, que dans la mesure où celle-ci contient ses passions – c’est à dire les sublime. Chez Platon, le processus de cette sublimation passe par la question ti esti ? qui signifie qu’est-ce que ?

C’est la question de ce qui fait l’essence d’un être, et elle fonde ce qui deviendra avec Aristote l’ontologie. Or, en tant qu’elle constitue aussi une définition et en cela une indexation, l’ontologie est une question qui se pose de nos jours dans des termes nouveaux avec les réseaux numériques contributifs, en tant qu’ils consistent essentiellement à produire ce que l’on appelle depuis les années 1990 des métadonnées, bases du semantic web et du social web.

L’école d’Epineuil étudiera ces questions dans leur ensemble aussi bien avec les lycéens de la région qu’avec des chercheurs internationaux du monde entier et avec les habitants eux-mêmes de la région Centre. Pour ce faire, elle mettra en œuvre des concepts issus des travaux d’Ars Industrialis et de Bernard Stiegler, et en particulier, les concepts d’organologie générale, de grammatisation et de pharmacologie.

Il s’agit ainsi de promouvoir une recherche contributive intrinsèquement transdisciplinaire, nouant le monde académique au monde commun (et non seulement au monde économique). L’école d’Epineuil sera en cela ouverte à des chercheurs de nombreuses disciplines aussi bien qu’à une grande diversité de publics.

Ce laboratoire de recherche contributive sur la société réticulaire territorialisée pourra alimenter la réflexion régionale sur le développement économique et social dans le contexte du nouveau modèle industriel qui se met en place , mais aussi former et fidéliser de jeunes chercheurs issus de la région, et créer autour d’eux de nouveaux types de réseaux de sociabilité.

Des collaborations avec Nantes Métropole (dans le cadre du Quartier de la création et de son pôle de recherche, pour lequel Ars Industrialis a été missionné) et la région Nord-Pas-de-Calais (dans le cadre du programme Mineurs du Monde, pour lequel Ars Industrialis a également été missionné) pourraient voir le jour au fil du développement du projet.

Enfin, à travers son séminaire, l’école portera ces questions dans le monde académique et au niveau international dans le but de conduire un programme doctoral transdisciplinaire.