Séminaire 2019

Présentation du séminaire Pharmakon 2019 :

Exorganologie II
Remondialisation et internation

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Bernard Stiegler

les jeudis de 17 heures à 19 heures

Dates :
10 et 31 janvier
7 février
11 avril
2, 16 et 23 mai
13 et 27 juin

[inscrivez-vous en envoyant un email et une lettre de motivation à contact@iri.centrepompidou.fr]

Argument

La globalisation a été une immondialisation : l’immonde destruction des mondes. Cette réalité sur laquelle prospèrent toutes les régressions désormais dominantes est restée foncièrement impensée. Et il en va ainsi parce qu’un monde, en tant qu’il constitue une matrice de noodiversité, est avant tout une singularité idiomatique néguanthropique. Comment panser cela sans régresser soi-même, et pourquoi cela n’aura-t-il donc pas été pensé en tant que tel, à l’échelon politique et économique en particulier – et malgré des travaux tels ceux par exemple de Jean-Luc Nancy ?

Nous posons dans ce séminaire conduit dans le cadre de pharmakon.fr qu’il en va ainsi parce que les concepts d’entropie et de néguentropie, tels qu’ils décrivent des réalités thermodynamiques, biologiques et cognitivo-informationnelles, demeurent à ce jour dans les limbes. Et nous posons que l’ère Anthropocène est une ère Entropocène telle que ces dimensions thermodynamiques, biologiques et cognitivo-informationnelles s’y combinent en mettant le cap au pire.

Comme ce fut souligné l’an passé, ce séminaire est directement lié au programme de recherche contributive Plaine commune territoire apprenant contributif (cf. recherchecontributive.org), cette recherche ayant elle-même pour but de cerner les contours d’une économie contributive qui se déclinerait aux niveaux micro-économique, méso-économique et macro-économique.

Quant à cette ambition macro-économique, elle dépasse nécessairement les cadres nationaux. C’est pourquoi ce séminaire sera cette année également lié à l’objectif que s’est assigné un groupe issu d’Ars Industrialis, de pharmakon.fr, d’autres horizons et de certains issus des travaux de l’IRI (dont Plaine Commune territoire apprenant contributif), de remettre aux Nations Unies un memorandum of understanding en janvier 2020, au siège européen de l’ONU, et à l’occasion de la commémoration à Genève du 100è anniversaire de la league of nations, également appelée autrefois la SDN (Société Des Nations).


Cette initiative s’est engagée à partir des deux considérants suivants :

• D’une part, il faut rétrospectivement appréhender l’histoire centenaire de la Société des Nations puis de l’Organisation des Nations Unies au regard de l’analyse, avancée par Marcel Mauss en 1920, des enjeux et de l’avenir des rapports entre les nations, le droit international et ce qu’il nomme l’internation.

• D’autre part, il faut inscrire cette question de l’internation dans l’ère Anthropocène en vue d’y projeter la mise en œuvre d’une nouvelle macro-économie à l’échelle de ce qui était apparu en 1926 constituer la biosphère (au sens de Vernadsky), et qui se présente à présent comme une technosphère (comme l’annonçait aussi Vernadsky), caractéristique de l’ère Anthropocène.


L’économie contributive est une macro-économie caractérisée par le fait qu’elle lutte contre l’entropie : la néguentropie y devient le critère primordial d’établissement des valeurs d’usage et des valeurs d’échange qui y circulent. Cela signifie qu’elle revalorise les savoirs, qui seuls permettent des bifurcations anti-anthropiques, et les localités, qui, comme lieux où du savoir a lieu et fait diversement corps, sont les matrices de la noodiversité  – et il ne peut qu’en aller ainsi dans la mesure où l’anti-anthropie et la néguanthropie, tout comme l’anti-entropie et la néguentropie, ne peuvent se produire que localement.

La biosphère elle-même, y compris comme la technosphère d’échelle planétaire qu’elle est devenue, constitue une localité dans le système solaire, dont le dehors qui la nourrit en tant que système ouvert est le soleil. Nous avions en ce sens tenté durant le séminaire 2017 d’appréhender les emboîtements de localités avec les notions de microcosmes, de macrocosme et de cosmos.

Le séminaire de cette année 2019 sera consacré pour l’essentiel à approcher ce que devraient et pourraient être les éléments primordiaux (les principes) d’un droit de l’internation à l’époque de la technosphère, conçu en vue de sortir de l’ère Anthropocène, et pour entrer dans l’ère Néguanthropocène. On s’attachera à y reconsidérer la question du droit dans ses rapports à la fois à la technique et à la localité – celle-ci n’étant pas réductible aux conditions territoriales – dans la stricte mesure où une économie de lutte contre l’anthropie constitue nécessairement des agencements exosomatiques locaux, dont la localité est définitoire de ses critères néguanthropiques et anti-anthropiques.

On se réfère ici, comme au cours des années précédentes, aux concepts d’organe exosomatique et d’évolution exosomatique avancés par Alfred Lotka, et à ce que nous avons appelé les exorganismes simples et les exorganismes complexes, qui constituent des localités exorganiques. De tels exorganismes sont des processus que traversent des flux dont l’unité à l’échelle de l’internation devrait constituer une technosphère accomplie, à la fois légitime et durable, c’est à dire capable de dépasser l’ère Anthropocène mortifère.

Nous tenterons en conséquence d’appréhender la question du droit du point de vue exosomatique, et telle qu’elle s’impose en toute forme d’ « exorganisme complexe supérieur » au sens où il en fut question dans le séminaire 2018 – les « exorganismes complexes inférieurs » étant soumis à un droit qu’ils ne produisent pas (c’est aussi ce à quoi introduit Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression).

Un tel droit des exorganismes complexes supérieurs est réputé s’imposer aux exorganismes complexes inférieurs en fonction d’une légitimité procédant d’une souveraineté. Avec le développement des économies industrielles, la souveraineté des Nations et des Etats qui les constituent comme entités juridiques est cependant battue en brêche par les marchés et leur « désencastrement » – au sens de Karl Polanyi. Après que la réponse à la grande crise économique de 1929 eut réaffirmé la fonctionnalité macro-économique de l’Etat « providence » face à la constitution d’Etats nationalistes et totalitaires, le néolibéralisme aura provoqué le déclin idéologique de l’Etat-Nation en général, cependant que les technologies réticulaires et les dispositifs algorithmiques de scalabilité en quelque sorte le défonctionnalisaient, et, en cela, le délégitimaient.

L’actuelle régression nationaliste et autoritaire qui se manifeste partout dans le monde, et qui se combine généralement avec le déni de la situation calamiteuse résultant de l’Anthropocène, est un symptôme de ce qui, ayant laissé dans l’ombre les enjeux de la lutte contre l’anthropie soulevés en 1971 par Nicholas Georgescu-Rœgen, et ayant en conséquence renoncé à problématiser et fonctionnellement questionner les apories de la localité néguanthropique, s’est en outre subitement exaspéré, si l’on peut dire, sous l’effet de ce qui, au XXIè siècle, pose la question de ce que Franck Pasquale a décrit comme une souveraineté fonctionnelle des plateformes qui dominent la technosphère (cf. « From Territorial to Functional Sovereignty: The Case of Amazon ». https://lpeblog.org/2017/12/06/from-territorial-to-functional-sovereignty-the-case-of-amazon/).

En explorant tout d’abord les thèses de Mauss quant à ce qui constitue ce que l’on appellera les idiomaticités des nations, tout aussi bien que les apories de l’idiome, c’est à dire aussi de ce que Derrida appelait les intraduisibles, et Deleuze les singularités, et en y ajoutant le point de vue simondonien de l’individuation psychique et collective, on tentera de repenser et repanser du point de vue exosomatique le droit et la justice à partir de ce que Bergson appelle l’obligation, qu’il observe aussi sous l’angle de la philia telle qu’elle concerne aussi bien les groupements animaux (ainsi que le posait déjà Aristote – cf. Jean Lauxerois, L’amicalité), et en reconsidérant les analyses que Schmitt propose du nomos à l’époque de la conquête spatiale comme formation de l’exosphère qui entoure et contrôle la technosphère (la conquête spatiale est d’abord la conquête de la Terre comme technosphère – bien plus que de la Lune, de Mars ou du Système Solaire).

On tentera ainsi de réinterpréter le discours de Félix Guattari quant à ce qu’il décrit comme trois écologies, et quant à ce qui, comme nouvelle organisation macro-économique de ce que Mauss appelle donc l’internation, devrait permettre de les articuler fonctionnellement par la mise en œuvre d’une économie contributive de lutte contre l’entropie et l’anthropie.

 

Éléments de bibliographie :

Félix Guattari, Les trois écologies

Marcel Mauss, La Nation

Arnold Toynbee, L’aventure humaine, L’Histoire

Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

Jacob Von Uexküll, Mondes animaux et mondes humains

Carl Schmitt, Le nomos de la terre

Saskia Sassen, La globalisation. Une sociologie

Niklas Luhmann, Politique et complexité

Bertrand Gille, « Prolégomènes » à l’Histoire des techniques.

André Leroi-Gourhan, Milieu et techniques

Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme

Alain Supiot, L’inscription territoriale des lois

Martin Heidegger, « La parole d’Anaximandre » dans Chemins qui ne mènent nulle part