Il n’y aura pas d’issue à l’impasse que constitue l’Anthropocène sans une rééducation des êtres non-inhumains capable d’inverser l’immense processus de désapprentissage qu’aura provoqué la prolétarisation généralisée.
Une telle perspective doit venir au cœur d’une nouvelle organisation macro-économique des sociétés industrielles fondée sur l’économie contributive. Elle doit préparer l’entrée dans le Néguanthropocène. Cette métamorphose est un nouvel épisode de ce que l’exosomatisation porte en elle depuis l’expérience du défaut d’origine dont elle procède, et qui commence avec l’hominisation.
Pour les âmes noétiques, il faut apprendre à vivre. C’est ce que signifie d’abord « tenter de vivre »
– ce qui veut dire aussi : rêver des rêves réalisables.
Les âmes noétiques sont celles des êtres non-inhumains dont la non-inhumanité est sans cesse retrempée et remise en question dans la poursuite de l’exosomatisation – où vivre noétiquement ne tient qu’à un fil : celui de la noèse, précisément. Ce fil est ce que la prolétarisation généralisée a rompu. Ce que l’on appelle la disruption est l’accomplissement de cette rupture, où le transhumanisme,
tel qu’il repose sur la liquidation computationnelle et systémique de toute noèse, tente désormais d’imposer le marché comme unique critère de sélection parmi les possibilités inédites qui se sont ouvertes dans l’exosomatisation avec la rétention tertiaire numérique réticulaire, la robotique, les nanotechnologies et la biologie de synthèse.
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L’immense désarroi qui écrase le monde contemporain et menace de le faire sombrer dans le chaos procède d’abord de ces faits où la prolétarisation généralisée conduit à la pure et simple dénoétisation.
L’exosomatisation requiert la noèse parce que l’organogenèse en quoi elle consiste suppose des critères néguanthropiques de sélection. La vie noétique est la forme de vie qui consiste essentiellement à apprendre à vivre dans l’organogenèse exosomatique pour combattre l’anthropie que produisent toujours les organes exosomatiques en tant qu’ils sont irréductiblement pharmacologiques.
L’organogenèse exosomatique s’opère comme succession d’agencements d’organes endosomatiques et d’organes exosomatiques à travers les organisations qui fournissent leurs critères de sélection artificielle au-delà de la sélection naturelle qui n’a plus cours ici. Cette succession d’agencements constitue des époques s’enchainant dans des ères.
Le sentiment du chaos est ce qui résulte de l’incohérence organologique provoquée par la disruption : extrémisant les tensions dans l’Anthropocène, la disruption anéantit tout horizon d’attente parce qu’elle discrédite toute forme de savoir, laissant les enfants du chaos
abandonnés dans l’absence d’époque.
C’est pour instruire ces questions que le séminaire pharmakon.fr du printemps 2016 a été consacré à une lecture conjointe de Whitehead, Canguilhem, Georgescu-Rœgen et Nietzsche – en vue d’établir que la noèse et les savoirs qu’elle engendre, et qu’il faut apprendre, sont des fonctions de l’exosomatisation.
Ce sont Engels et Marx qui tentèrent pour la première fois de penser l’exosomatisation. Nick Srnicek et Alex Williams viendront cet été à Epineuil pour débattre de ces questions depuis la perspective qu’ils ont ouverte avec leur Manifeste accélérationniste.
Ils y invitent à lire Marx comme un penseur de l’accélération dans l’exosomatisation en quoi consiste le capitalisme et soutiennent que
« loin d’être un penseur cherchant à résister à la modernité, [Marx] s’est efforcé de l’analyser pour mieux y intervenir, comprenant que, malgré toute son exploitation et toute sa corruption, le capitalisme constituait le système économique le plus avancé de son temps. Ses acquis ne demandaient pas à être renversés pour revenir à un état antérieur, mais à être accélérés au-delà des contraintes de la forme de valeur capitaliste. »
Prenant acte de l’accélération dont le capitalisme est le théâtre, ils ajoutent qu’avec le « néolibéralisme2.0 »,
« nous ne connaissons qu’une vitesse croissante à l’intérieur du même horizon local, sur le mode d’une ruée en avant décervelée. Cela n’a rien à voir avec une véritable accélération. »
De cette thèse première que nous partageons sans réserve, il faut tirer une conséquence supplémentaire : dans l’Anthropocène qui est aussi le Capitalocène, et qui porte le nihilisme à son comble comme Entropocène, c’est le savoir en totalité qui est menacé et qui doit être refondé comme ré-apprentissage de la vie.
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La pensée, c’est à dire la noèse, pour autant qu’elle est capable d’opérer dans l’exosomatisation des bifurcations, et non seulement des sélections artificielles, cette pensée qui bifurque va infiniment plus vite que toute technologie : il y a une performativité de la noèse, qui est aussi celle de l’art et de la politique
comme réalisation de rêves.
La seule accélération qui, comme « véritable accélération », va plus vite que l’accélération « décervelée » qu’est la « ruée en avant » fondée sur la prolétarisation – c’est à dire sur l’anéantissement du savoir – est l’accélération infinie en quoi consiste tout savoir dans le champ qu’il enrichit de ses saveurs improbables, incomparables, incalculables et qui bifurquent ainsi – par delà l’entropie que provoquent les pharmaka exosomatiques, et comme organes de l’avenir néguanthropologique qu’ouvre ainsi la différance noétique.
Engrammé dans les machines computationnelles qui étendent toujours plus loin l’automatisation à l’époque de l’économie des data, le savoir est devenu au XXIè siècle la première fonction de production du capitalisme industriel comme capital fixe ayant absorbé tout type de connaissance et de compétence sous forme de rétention tertiaire numérique 1. Le savoir ainsi amorti est mortifié : ce n’est plus du savoir vivant, mais de l’information calculable. La dénoétisation est cette prolétarisation totale.
Comme capacité de bifurcation, le savoir vivant est essentiellement néguanthropique. Concrétisé et matérialisé comme capital fixe, le savoir amorti ne peut que s’assécher en se répétant indifféremment, perdant ainsi sa valeur : la puissance néguentropique qu’il était s’y dévalue comme impuissance entropique. Algorithmique et automatisé, le savoir amorti porte le nihilisme à son point de bascule, instaurant la misère entropique caractéristique de « l’information ».
Telle est la gouvernementalité algorithmique où se pose et s’impose la question de la désautomatisation en quoi consistent toute noèse, tout savoir, toutes saveurs.
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Tout organe exosomatique est un pharmakon dont le savoir prend soin, quel qu’il soit. C’est ce que montre Canguilhem en faisant de la biologie une fonction de la vie noétique – comme Whitehead assignant à la raison elle-même une telle fonction. Les savoirs sont les thérapeutiques des dimensions pharmacologiques celées dans l’exosomatisation et que chaque nouvelle génération doit apprendre.
Le savoir devenant capital fixe devient cependant lui-même un pharmakon. C’est pourquoi l’Entropocène qu’est en vérité l’Anthropocène n’est pas viable : avec l’accélération disruptive qui sépare l’entendement automatisé de la raison – c’est à dire de la désautomatisation -, il se précipite contre sa limite systémique.
C’est le court-circuit de la raison par l’entendement automatisé qui caractérise la gouvernementalité algorithmique qui est cette précipitation cristallisant un précipité – une bifurcation. Réaffirmer la fonction de la raison au sens où la conçoit Whitehead, c’est concevoir l’économie fonctionnelle d’une désautomatisation capable d’orienter rationellement cette bifurcation.
L’assomption de l’accélération justement revendiquée par Nick Srnicek et Alex Williams suppose un saut dans le Néguanthropocène.
PROGRAMME
Lundi 15 août
9h30 Bernard Stiegler
Transvaluer Nietzsche – dernière séance
10h30 Paolo Vignola
L’homme est-il essentiellement anthropique ?
11h30 Gerald Moore
Excursion à travers le monde détruit des animaux artefactuels
Discussion 1
13h Déjeuner
14h30 Sara Baranzoni
De la « raison suffisante » à la « fonction de la raison ». Points de vue et bifurcations
15h30 Laurent Maronneau
Dialectique du seigneur et du serf
16h30 Fabien Ferri
Du bricolage de l’évolution à la technique de la nature : théorie de l’information et schématisme de l’opération à partir du paradigme biosémiotique de Jakob von Uexküll
17h30 Anaïs Nony (par Skype)
De la déposession accumulative à la politique du soin: vers une poétique noötechnique pour être digne de l’Athropocene.
Discussion 2
Mardi 16 août
9h 30 François Guerroué et Jean Frémiot
Présentation du Réel et son double et de La noise. Vers une pharmacologie de la sélection : un art de vivre entre Wahl et Freundverwandschaften.
10h 30 Michaël Crevoisier
Mélancolie et pharmacologie. Remarques sur ce qui peut être sauf
11h30 Ali Rahebi (par Skype)
Beyond Forgetting. The Exteriorization of Habits and the Quest for the Cloud
Discussion 3
13h Déjeuner
14h30 Yuk Hui
De la cosmotechnique
15h30 Igor Galligo
Eléments pour une catégorisation sublimée
16h30 Paul Willemarck
La saveur du poison texte provisoire en anglais
Discussion 4
Mercredi 17 août
9h30 Bernard Stiegler
Panser le soin avec Marx dans l’exosomatisation qui vient
10h30 Christian Fauré
Ainsi parlait vraiment Zarathustra
11h30 Martin Crowley
Recréer le monde à partir de l’Anthropocène. Comment agir ?
Discussion 5
13h Déjeuner
14h30 Nick Srnicek
About platform capitalism
15h30 Geert Lovink
À propos de la théorie des plateformes. Dialogue avec Nick Srnicek
16h30 Manon Bineau
Apprendre à mieux vivre en Anthropocène. Pour une thérapeutique terrestre
17h30 Raphaële Javary
Capacitation et empowerment
Discussion 6