Présentation du séminaire 2013 : Neuropouvoir et noopolitique
Ars industrialis a été créé en 2005 par Georges Collins, Marc Crépon, Catherine Perret, Caroline Stiegler et Bernard Stiegler. Cette association se donnait pour but de forger de nouveaux concepts pour faire face à ce qu’elle sentait venir comme une crise d’une ampleur sans précédent, et qui nécessitait de réactiver sur de nouvelles bases le travail intellectuel sans lequel aucune alternative à ce qui s’annonçait ne serait possible.
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La crise s’est déclarée en 2008. Elle a donné lieu dans le monde à divers mouvements.
En France, le petit livre Indignez-vous ! de Stéphane Hessel a constitué un véritable phénomène historique, et il s’est imposé comme le symptôme planétaire et la proclamation pathétique d’une véritable impuissance de la société civile – face à l’impuissance des pouvoirs publics eux-mêmes confrontés aux puissances planétaires d’un capitalisme financiarisé redevenu féroce, ensauvagé, plus stupide que jamais.
Indignez-vous ! donna son nom au mouvement social qui s’est formé en Espagne sur la piazza del Sol de Madrid au moment où, dans la Grèce contemporaine humiliée par la bêtise sur laquelle repose la sauvagerie spéculative (cf. Mats Alvesson et André Spicer, Journal of Management Studies Volume 49, Issue 7, pages 1194-1220, November 2012), l’Aube dorée s’installait dans le paysage local comme l’expression d’une autre tendance internationale qui traverse ces « 99% » qu’en Amérique du Nord et ailleurs (mais non en France), le mouvement Occupy voulait incarner.
Tous ces mouvements témoignent avant tout d’un immense désarroi. Ils souffrent d’un très grave déficit conceptuel. Ils sont issus d’une bêtise systémique à laquelle personne n’échappe, telle que, par exemple, de plus en plus de cadres, et même de professeurs, reconnaissent souffrir d’illettrisme et ne pas être capable d’argumenter et de rédiger un discours cohérent (cf. le monde du 17 février 2013) – ce qui participe de ce que Mats Alvesson et André Spicer appelle the functionnal stupidity, et dont Nicholas Carr faisait l’analyse sur lui-même en 2010 dans The Shallows.
Dans son séminaire de 2012, pharmakon.fr est parti de ce livre de Nicholas Carr, qui a été traduit en français sous le titre Internet nous rend-il bêtes, et de la recension qu’en a proposée Alain Giffard, pour interroger cette bêtise contemporaine provoquée par un effondrement des capacités attentionnelles sous l’effet d’une exploitation profondément toxique des possibilités créées par les rétentions tertiaires analogiques et numériques (sur ces sujets cf. La télécratie contre la démocratie et Prendre soin. De la jeunesse et des générations), en particulier, de nos jours, et pour ce qui concerne le numérique, par ceux que l’on appelle big four, cavaliers de l’apocalypse ou GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon).
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Créée en 2011 au sein d’Ars Industrialis, pharmakon.fr s’assigne pour tâche, à travers ses cours, son séminaire et son académie d’été, de penser le devenir contemporain induit par l’exploitation industrielle des rétentions tertiaires en relisant Platon, et, à partir de lui, diverses ressources du corpus philosophique. Ars Industrialis est en effet avant tout une association qui questionne le monde à partir de la philosophie. Or celle-ci a une longue histoire, qui doit être étudiée pour elle-même. C’est la philosophie qui a posé la question des techniques de soi, qui est au cœur de la question du soin que pose Ars Industrialis comme therapeia des pharmaka de notre temps (c’est le sujet de la deuxième partie de Prendre soin . De la jeunesse et des générations).
La philosophie fait peur. Déjà, en 1977, le Greph demandait Qui a peur de la philosophie ? Quant à nous, nous n’avons pas peur de la philosophie. Nous craignons au contraire et en revanche que la philosophie finisse par disparaître du monde contemporain. Et nous pensons que pour qu’elle ressurgisse au devant de la scène publique, et comme contribution à la définition de la chose publique, et donc au devant de la scène politique, mais aussi sur la scène économique, technologique et industrielle (dans l’esprit de Gaston Berger aussi bien que de Karl Marx), la philosophie la plus exigeante et la plus radicale doit penser, analyser et critiquer (au sens de d’Emmanuel Kant) les objets les plus contemporains.
Ars Industrialis a créé pharmakon.fr qui est une école de philosophie parce que la gravité de la situation contemporaine de désarmement des esprits exige un travail approfondi et suivi d’étude des sources de la situation contemporaine. Celle-ci requiert une analyse détaillée de la façon dont la question du pharmakon a été à la fois posée et refoulée à l’origine même de l’Occident, tel que ses représentations et ses pratiques curatives aussi bien que toxiques se sont aujourd’hui répandues sur la Terre entière – avec la colonisation puis par le marché mondial et à travers la technologie industrielle comme modèle consumériste.
Pharmakon.fr est une école en ligne qui rassemble une communauté d’amateurs de philosophie autant que de chercheurs professionnels qui ont le souci de traiter ensemble les questions philosophiques, les questions scientifiques et les questions industrielles et économiques de notre temps. Dans le contexte de la « révolution conservatrice », qui se produisit alors qu’en France commençait la présidence de François Mitterrand, les questions industrielles et économiques ont été littéralement abandonnées par la plupart des philosophes – accréditant la thèse selon laquelle there is no alternative, et conduisant à l’impuissance conceptuelle et à la misère politique contre laquelle protestent en vain les mouvements d’« indignés » et d’« occupants ».
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Dans le cours 2012-2013 de pharmakon.fr, qui était consacré pour la seconde année à l’interprétation de La République de Platon, nous avons vu comment les questions posées de nos jours par la réticulation numérique – qui conduisent au développement d’un mouvement de transformation protéiforme des espaces publics et privés largement dominé par l’idéologie libertarienne, laquelle revendique tapageusement la liquidation de toute puissance publique et de toute forme d’institution, cf. sur ce point le cours du 17 novembre 2012 http://pharmakon.fr/wordpress/wordpress/cours-20122013-seance-n%C2%B02-17-novembre-2012/) – reconduisent aux questions de l’Un et du Multiple telles que Platon les pose en les opposant (cf. le cours du 2 février 2013 http://pharmakon.fr/wordpress/wordpress/cours-du-2-fevrier-2013-seance-6-annee-20122013/), constituant ainsi la matrice la plus profonde et la plus ancienne du désarroi contemporain.
C’est ce devenir que nous explorerons dans le séminaire 2013, en repartant de ces analyses, déjà développées dans le cours, mais en les abordant sous un angle plus directement lié aux questions scientifiques contemporaines, et dans la perspective d’une organologie générale.
Notre thèse centrale est qu’avec La République de Platon, une dénégation quant à la question du pharmakon que constitue toute rétention tertiaire s’est nouée, et que, combinée avec le christianisme paulinien, elle a régi secrètement les organisations occidentales et a permis, à partir de la révolution industrielle, la lente mais irrésistible destruction des thérapeutiques qui contenaient la toxicité pharmacologique et préservaient les systèmes sociaux de leur destruction par le système technique.
C’est le blocage philosophique provoqué par cette dénégation, et dont toutes les formes d’idéalismes sont des versions, qui empêche aujourd’hui de penser un avenir. Et c’est dans cette incapacité à anticiper et à vouloir un avenir que s’impose le devenir aveugle dont le capitalisme spéculatif affirme le caractère inéluctable – et comme pure sauvagerie.
Dans la Grèce du Vè siècle que dominait Athènes jusqu’à son échec contre Sparte après la mort de Périclès (429 av. Jésus Christ, trente ans avant la mort de Socrate) – échec qui fut attribué par Platon à ce qu’il présenta dès lors comme une tare fondamentale de la démocratie – , le devenir toxique de la pratique de l’écriture par la sophistique va engager l’héritier de Socrate à faire de sa réaction contre le pharmakon la base de sa théorie politique et de sa conception de l’esprit. C’est ce qui aboutira à la naissance de la métaphysique, c’est à dire à la sortie de l’époque tragique.
Nous appelons métaphysique la configuration conceptuelle qui se constitue alors comme une ensemble de rapports d’opposition, là où, dans le monde tragique, dominaient des relations transductives bipolaires ou multipolaires qui formaient des rapports de composition.
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Au cours du séminaire 2012, le contexte de notre réflexion s’est précisé autour des travaux de Maryanne Wolf, et comme époque de constitution d’un neuropouvoir se combinant avec l’automatisation des processus de transindividuation (tels ce que décrit Frédéric Kaplan dans la grammatisation numérique des langues par Google), et face auquel une nouvelle politique de l’esprit (que nous appelons une noopolitique) constitue selon nous l’enjeu primordial de la pensée.
La croissance extrêmement rapide et massivement mimétique des massive open online courses témoigne des dangers qui s’installent dans ce contexte. Elle donne lieu à de frappants échecs (cf. https://t.co/FSjW3dMAIA et https://chronicle.com/ blogs/wiredcampus/georgia-tech-and-coursera-try-to-recover-from-mooc-stumble /42167). La culture des cerveaux, qui devient la première question dans le « capitalisme cognitif » et « l’industrie de la connaissance »,
. d’une part fait craindre une monoculture des cerveaux, produisant un enseignement « supérieur » pour les hypermasses de consommateurs d’éducation « corrigés » et donc « accrédités » par des robots, et permettant ainsi d’affilier à un cours plusieurs millions de clients, ce qui constitue une sorte de production low cost d’enseignement supérieur au rabais, et, on peut le craindre, un immense gaspillage d’intelligence et un dangereux leurre,
. d’autre part permet d’espérer une polyculture des cerveaux, fondée sur de nouvelles thérapeutiques (comme techniques de soi et des autres), elles-mêmes issues de la mutation organologique que constitue le pharmakon numérique, et dont pharmakon.fr tente d’explorer les possibilités (en relation avec l’IRI et avec le séminaire Annotation et indexation contributive, co-orgnaisé avec Ars Industrialis, cf …).
A travers le neuromarketing et la neuroéconomie, ce sont tout aussi bien les impératifs métaphysiques dégagés par Platon dans La République qui ressurgissent : à la fin du cours de cette année, il est apparu que le geste fondamental que Platon commet contre la société tragique vise à éliminer l’interprétation. Et nous avons vu le 2 mars 2013 d’une part que c’est la figure d’Hermès
qui est ici effacée, et d’autre part que ce dieu est porteur comme Asclépios d’un sceptre orné de serpents.
Dans le séminaire de ce printemps 2013, nous allons reprendre nos investigations autour des neurosciences et notre réflexion sur l’herméneutique à l’époque de l’imagerie cérébrale et des machines herméneutiques numériques – nous avions ainsi interrogé au printemps 2011 le sens de l’hermeneia et de la possibilité de questionner à l’époque de Google et de ses technologies analytiques, tels les Ngrams de Google books
qui sont cependant plutôt, pour le moment, des machines anherméneutiques, voire anti-herméneutiques, parce que n’ayant pas produit de therapeia ni de réelle critique pharmacologique.
Enchaînant sur notre lecture de Carr (dont les résultats figurent dans deux chapitres de Pharmacologie du Front National, à paraître avec le Vocabulaire d’Ars Industrialis le 20 mars aux éditions Flammarion), nous continuerons à étudier dans le séminaire de ce printemps les conditions de possibilité d’une approche d’organologique de ces questions, en repartant du point où nus étions arrivés l’an passé, à savoir que le cerveau noétique, c’est à dire le cerveau connaissant, producteur de savoirs qui ne sont pas seulement des modèles cognitifs, et qui supportent un appareil psychique toujours en excès sur l’organe cérébral, c’est un cerveau organologique, c’est à dire recodé par les artefacts techniques, c’est à dire par les pharmaka qu’il s’agit sans cesse d’interpréter (dont il s’agit de prendre soin)
et non seulement un cerveau organique.
À ces fins, nous lirons en particulier
Stanislas Dehaene, Vers une science de la vie mentale
Charles Darwin, La descendance de l’homme
Gilbert Simondon, Imagination et invention
Jacob von Uexküll, Mondes animaux et mondes humains
John Bowlby, Perte et attachement
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L’académie de pharmakon.fr, au cours de laquelle se termine le séminaire (durant les deux premiers jours de l’académie) se tiendra cet été du 19 au 22 août. Elle aura pour thème
Occupy Epineuil le Fleuriel.
À propos de la coopération entre les cerveaux.
Les conditions de participation au cours, au séminaire et à l’académie d’été sont précisées sur le site de pharmakon.fr.
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Dates du séminaire (les séances seront publiées et librement accessibles sur www.pharmakon.fr dans la semaine suivant leur enregistrement, les personnes qui en feront la demande seront inscrites sur une liste de discussion portant sur les questions du séminaires, seuls les participants autorisés ont accès au « direct ») :
jeudi 4 avril à 14h30
vendredi 19 avril à 17h
jeudi 9 mai à 17h
jeudi 23 mai à 17h
jeudi 13 juin à 17h
jeudi 20 juin à 17h
Les enregistrements de ce séminaire sont publiés sur cette page : http://pharmakon.fr/wordpress/wordpress/category/seminaire/
L’accès aux enregistrements du séminaire ne nécessite plus d’enregistrement préalable. Toutefois nous rappelons que ce séminaire est destiné à des personnes ayant une formation philosophique et que son écoute peut présenter certaines difficultés de compréhension pour ceux qui ne sont pas familiers des concepts qui y sont abordés.